Michel Serres
dans Eclaircissements, p. 178-179.
La danse des flammes prend force dans la légèreté. Tous les corps non solides ont pris le parti de la faiblesse. Et l’on fait beaucoup plus de choses avec celle-ci qu’avec la force ou la dureté. Le doux dure plus que le dur. Mais oui ! Les grandes évolutions se font grâce aux ratés, même, surtout celle de Darwin, et sans doute toutes celles de l’histoire. Laissez-moi dire que le moteur de l’histoire, c’est, justement, les ratés. N’oubliez pas, je vous prie, d’entendre aussi par ratés les pauvres, les exclus et les plus misérables. Je crois même que, parmi les attributs de Dieu, les théologiens et les philosophes ont oublié la faiblesse infinie. Dieu serait-il nilpotent plutôt qu’omnipotent ?
L’histoire, quant à elle, avance et recule en chancelant, comme une anémique ; l’humanité fait des progrès, le plus souvent, grâce aux petits enfants, aux femmes, aux vieillards, aux malades, aux fous, aux plus pauvres, notre chair est faible, notre esprit est frêle, nos avancées sont fragiles, nos relations sont sourdes, nos œuvres sont faites de chair, de verbe et de vent… et tout le reste assourdit, par la publicité des forts, qui croient qu’ils font tout, alors qu’ils ne font que la guerre, c’est-à-dire mort et destruction, retour au fragment.