Edouard Pousset

 

 

Un texte d’Edouard Pousset,
dans Plus libre dans la chair. Ecrits spirituels, Paris, éditions Facultés jésuites de Paris, 2013, p. 52-53.

Il s’est anéanti lui-même

Jésus est le Fils, mais il est entré dans l’épaisseur du monde où tout existe selon le temps. Dieu en son éternité est présence à soi dans la simplicité d’un acte qui rassemble en lui-même ce qui, pour nous, se succède dans le temps entre un passé éloigné et un avenir lointain qui nous échappent. A la fine pointe de notre « moi » qui dit « Je », nous avons à le devenir par des chemins laborieux de l’histoire et nous le rassemblons dans l’unité de ce « Je » par le travail obscur de la réflexion ou par le recueillement.

L’enfant qui naît est un « Je », et ce « Je » est un homme : un Français, un Belge, un Allemand… fils d’un tel et d’une telle. Mais ce qu’il est, il aura à le devenir encore et à l’apprendre. C’est peu à peu, acquérant le langage et la réflexion dans une famille et une communauté humaine, que nous avons appris chacun ce que nous étions, et que nous avons découvert ce que voulait dire d’être fils ou fille d’un tel et d’une telle.

C’est dans l’épaisseur de cette condition humaine que le Fils de Dieu s’incarne, au prix d’un renoncement radical à sa manière divine d’être Dieu. Saint Paul, dans l’Epitre aux Philippiens, utilise, sur ce sujet, des formules fortes et difficiles mais dont le terme essentiel ne laisse place à aucune doute : « Il s’est anéanti lui-même. »

« Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. » (2, 6-7)

L’incarnation s’accomplit dans un acte de dépouillement de soi, qui est propre à Dieu et que Dieu seul est capable de poser. Dépouillement de quoi ? Dépouillement de ce qu’il est, renoncement à sa gloire.

Ce dépouillement n’est pas la cessation de son être divin, car pour réaliser un tel dépouillement il ne faut pas moins que la puissance divine. Dans ce dépouillement c’est la divinité même du Fils qui s’exprime et se manifeste ; mais elle s’exprime, précisément, par le renoncement le plus radical. Et le Christ, dans sa condition d’homme, va jusqu’à l’extrême limite humaine d’un renoncement tout semblable : il se dépouille de son être-homme, « obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix ».

Mais comme dans ce renoncement c’est la puissance de Dieu qui s’affirme, et comme, dans cette mort, c’est la vie de Dieu qui triomphe, le fond de son anéantissement est, pour le Christ, son exaltation même : « Aussi Dieu l’a-t-il exalté », enchaîne saint Paul.

Comment, dans sa condition temporelle, le Christ ainsi formé au prix du plus complet dépouillement a-t-il vécu son être de Fils de Dieu ? Il est le Fils, et le « Je » qui ne se dit pas encore dans ce petit enfant qui ne parle pas est le « Je » du Fils de Dieu. Mais ce qu’il est ainsi, Fils de Dieu et fils de l’Homme, il devra le découvrir et apprendre à l’exprimer, par les chemins obscurs et laborieux de son existence parmi les hommes, par le langage et la réflexion.

L’enfant qui ne parle pas, mais qui sourit déjà, n’est pas absent de lui-même, il « sait » qui il est et il « sait » ce qu’il veut (d’ailleurs il le fait bien sentir !) : l’identité de sa personne est déjà là, même s’il ne la recueille pas en lui-même par la réflexion. Mais en même temps, comme sa conscience réfléchie ne s’est pas encore développée, il lui faut apprendre qui il est. De même Jésus petit enfant : à la racine du « Je » qui ne se dit pas encore, il est le Fils, et, bien qu’en deçà de tout savoir réfléchi, il n’est pas absent de lui-même ; pourtant il lui faut apprendre qui il est. Et comment l’apprit-il ? Comme nous : par son éducation.