François Varillon


Un texte de François Varillon, dans L’humilité de Dieu, Paris, Le Centurion, 1974, p. 99-100.

Innocence et Incarnation

L’innocent, au sens latin du mot, est celui qui ne nuit pas. Ni à soi, ni aux autres. Quand l’égoïsme est roi, c’est pour éviter de se nuire à soi-même qu’on s’emploie à nuire à autrui. Mais Jésus de Nazareth, qui pose les conditions d’un règne de l’amour, enseigne que c’est au contraire dans la mesure où l’on est nuisible à autrui qu’on est nuisible à soi. Dès lors il dérange tout le jeu. C’est un gêneur, on le tue. Rien de plus aisé, et c’est la bassesse même, car nuire à qui défend qu’on nuise ne comporte aucun risque. Ce qui est arrivé à Jésus arrive au long de l’histoire à ceux qui portent en eux un reflet de l’Innocence éternelle : on les supprime. On sait que cela peut se faire de bien des façons : violence ou ruse, et « désordre établi ».

L’Incarnation, si elle avait été éclatante et glorieuse aux yeux des hommes, n’aurait pas révélé l’Innocent. Le monde n’aurait pas manqué d’intégrer Dieu à son ordre de nuisance. Il travaille d’ailleurs sans relâche à ce que les églises oublient de Qui elles sont le sacrement, et bien souvent il y réussit. D’où l’actuelle méfiance à leur endroit.

Emmanuel Levinas a bien vu que « l’idée d’une vérité persécutée » est « l’unique modalité possible de la transcendance. Non pas, dit-il, à cause de la qualité morale de l’humilité que je ne veux d’ailleurs nullement contester, mais à cause de sa façon d’être qui est peut-être la source de sa valeur morale. Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé, c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. Dans ce défaitisme, dans cette timidité n’osant pas oser, par cette sollicitation qui n’a pas le front de solliciter et qui est la non-audace même, par cette sollicitation de mendiant et d’apatride n’ayant pas où poser sa tête – à la merci du oui ou du non de celui qui accueille – l’humilité dérange absolument ; il n’est pas du monde. L’humilité et la pauvreté sont une façon de se tenir dans l’être – un mode ontologique (ou métaontologique – et non pas une condition sociale. Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers. Percer l’immanence sans s’y ordonner » [1].

[1] Emmanuel Levinas, « Qui est Jésus-Christ ? », dans Recherches et Débats, Semaine des Intellectuels catholiques 1968, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p. 188.