Jacques Sommet

 

Un texte de Jacques Sommet,
dans Passion des hommes et pardon de Dieu, Paris, Le Centurion, 1990, p. 83-85.

Je ne puis faire l’économie du dernier, sauf à pervertir la relation que je crois de fraternité. Je ne connais pas Dieu si j’exclus le dernier des hommes. Ce n’est pas un slogan mais une conviction profonde.

Pourquoi cette insistance sur le dernier si souvent répétée ? Faire l’économie du dernier, c’est en quelque sorte choisir mon humanité ; mais alors ce n’est plus l’humanité. C’est ce qui lie, pour moi, rencontre individuelle et aspect collectif dans ma vie chrétienne. Cela fait partie du langage chrétien sur la rencontre des autres qu’il y ait, de façon virtuelle, le rapport avec le dernier. Par là nous sommes dans une universalité concrète. Là où il y a le dernier, là il y a tous les autres. Et si ce dernier est oublié ou exclu, je fais comme si je disposais de l’humanité à ma guise. Pour prendre de vieilles formules traditionnelles : tout homme est fils de Dieu ; Jésus a versé son sang pour tous les hommes sans exception. Combien de destins et de projets politiques qui débordent les limites de la nation sont atteints d’une maladie irréversible dans la mesure où ils comportent la mise de côté des cas extrêmes.

Il faut affirmer cette préoccupation du dernier parce que c’est la vérité. Mais quelle épreuve de vérité aussi, quelle épreuve intérieure ! Ce sont des paroles terribles. Y suis-je fidèle, moi qui les dis ?

Le refus du dernier correspond à ce qu’on appelait autrefois le ghetto et il se traduit aujourd’hui par les formes multiples de l’exclusion sociale. Combien de gens font de la nation une réalité exclusive, un ghetto ? D’autres le font de leur milieu de relations. Il ne s’agit pas de brader n’importe quoi à n’importe qui. Mais une relation ouverte, c’est d’avoir une souplesse que la nation mobilisée sur elle-même n’a pas toujours, que le milieu replié ne connaît pas. L’exclusion est aussi celle d’un groupe humain ou d’un individu, particulièrement de celui qui ne s’impose pas par sa défense.

Quand je pratique l’exclusion dans l’humanité, Dieu est en cause ; pour moi, c’est fondamental. Je parle alors d’un Dieu qui exclut ceux-là même qu’il a mis au monde dans le même dessein de préférence. Si Dieu est, si les hommes sont ce qu’ils sont dans son dessein, Dieu préfère celui qui est le dernier. Je dis cela parce que ça me choque et me surprend toujours. Mais je ne puis pas lire la Bible, où le message du Christ c’est sa vie même, sans être provoqué sans cesse sur ce point. (…)

Cette ouverture sur l’universel est-elle devenue plus difficile aujourd’hui au sein de beaucoup de groupes religieux ? Nous assistons peut-être à une sorte de concentration du religieux sur lui-même, dont il faudrait analyser les causes. La réponse à la propre inquiétude prend le pas sur la rencontre de l’autre. Le terme même d’autre est un peu usé. On va jusqu’à se méfier de l’horizontalité pour prôner la verticalité, comme on dit avec des mots un peu simplistes. En réalité une horizontalité authentique ne va pas sans la verticalité ; je veux dire que la rencontre de l’autre, le service du dernier nous révèlent profondément quelque chose de la présence de Dieu.

Ce message pour les derniers est paradoxalement aussi un message pour les nantis. Que leur apporte Jésus ? Eh bien, sa vie même qu’il propose à tout homme dès lors qu’il l’invite à la rencontre du dernier. Il apporte au riche son message dans le geste annoncé pour l’exclu. Il n’a pas à faire un geste visiblement auprès de tous, faire pour ainsi dire la tournée de toutes les catégories sociales. Dans le geste à l’adresse de la femme menacée, de la veuve, du malade, il signifie la vie de Dieu pour tout homme. Pour le nanti aussi. Pour l’homme de pouvoir aussi.