Jean-Baptiste Metz (2)

 

Un texte de Jean-Baptiste Metz, dans Memoria passionis. Un souvenir provocant dans une société pluraliste, Paris, Le Cerf, (Coll. Cogitatio Fidei, 269), 2009, p. 156-158.

Les traditions bibliques du discours sur Dieu et les récits néotestamentaires concernant Jésus prennent indubitablement l’allure d’une prise de responsabilité universelle. Il est évident (ce serait à considérer de plus près) que cette prise de responsabilité ne porte pas en premier lieu sur l’universalisme du péché de l’homme, mais celui de la souffrance du monde. Son premier regard ne se tourne pas sur la faute des autres, mais sur leur malheur. Pour Jésus, le péché consiste en premier lieu dans le refus de prendre part à la souffrance de l’autre, dans celui de voir au-delà du sombre horizon de sa propre histoire, ce que Augustin voulait désigner quand il parlait de l’« autorétrécissement du cœur ». C’est le fait de se laisser aller au narcissisme caché de la créature. En langage scolastique, la manifestation, l’expression du péché, c’est la « concupiscence ». C’est ainsi qu’a commencé le christianisme, mise en commun de souvenirs et de récits à la suite de ce Jésus dont le premier regard portait sur la souffrance d’autrui.

Cette sensibilité élémentaire au malheur des autres est caractéristique de la nouvelle façon de vivre de Jésus. Rien à voir avec une attitude geignarde, avec un culte malsain de la souffrance. Il s’agit plutôt d’une expression totalement dépourvue de sentimentalité de l’amour dont il entendait parler quand, conformément à son héritage juif, il évoquait l’unité indissociable entre l’amour de Dieu et celui du prochain. La passion de Dieu comme miséricorde, comme mystique politique de la compassion ! C’est cela qu’un christianisme qui se rattache à sa racine a toujours à promouvoir. Celui qui connaît « Dieu » au sens de Jésus accepte les atteintes que les malheurs du prochain peuvent porter à ses propres intérêts, ainsi que le donne à penser la parabole du bon Samaritain à travers laquelle Jésus s’est lui-même glissé dans le souvenir des hommes.

Et si j’insiste si fortement sur cette commisération qui prend sa source dans la miséricorde divine, c’est parce que, à mon avis, le christianisme a dès le départ éprouvé de très grandes difficultés avec cette sensibilité élémentaire à la souffrance, pourtant propre à son message. A mes yeux, en se faisant théologique, la pensée chrétienne a beaucoup trop vite transformé la question trop gênante de la justice à rendre à ceux qui souffrent injustement en la transposant en problème de la rédemption des pécheurs. Pour celle-ci, on avait une réponse toute prête : l’acte salvateur du Christ. La doctrine chrétienne de la Rédemption dramatise par trop ce problème de la faute et relativise celui de la souffrance. La question du malheur est alors prise dans le cercle sotériologique. Ainsi la théologie croit-elle pouvoir échapper à l’aiguillon de la théodicée. Partant d’une sensibilité primaire à la souffrance, le christianisme se mue en religion avant tout sensible au péché. Son premier regard ne se porte plus sur le malheur de la créature, mais sur sa chute dans le mal. Mais cela ne paralyse-t-il pas la sensibilité élémentaire à la souffrance d’autrui et n’obscurcit-il pas la vision biblique de l’immensité de la justice divine qui, selon Jésus, doit apaiser toute faim et toute soif ?

Bien sûr, cette insistance sur la sensibilité à la souffrance du message chrétien et de son discours sur Dieu n’entend absolument pas remettre en question l’importance du péché et de la faute (et aujourd’hui moins que jamais eu égard à l’illusion d’innocence si répandue dans notre société). Ici, chrétiens, nous devons nous laisser mettre en question, ce que j’ai déjà fait expressément en m’interrogeant sur le christianisme d’après Auschwitz. Au cours du temps, n’avons-nous pas peut-être interprété le christianisme comme une religion par trop sensible à la faute, en minimisant ainsi sa sensibilité à la souffrance ? N’avons-nous pas banni par trop vite et par insouciance de l’annonce de la Passion le cri de douleur jaillissant des abysses de l’histoire ? N’avons-nous pas trop rapidement classé tout ce malheur d’autrui comme « purement profane » ? Et ne sommes-nous pas devenus sourds face à la prophétie de cette souffrance qui déclare que c’est dans cette histoire profane que le Fils de l’homme vient nous rencontrer pour mettre à l’épreuve le sérieux de notre attachement ? Dans la parabole du jugement dernier, en Mt 25, il est dit : « Et ils s’étonnaient et lui demandaient : ‘Seigneur, quand donc t’avons-nous vu souffrant ?’… Et il leur répondit : ‘En vérité, je vous le dis, ce que vous avez fait, ou ce que vous n’avez pas fait, au moindre d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ou que vous ne l’avez pas fait.’ » C’est bien là le lien, le pacte mystique entre la Passion et les passions.