Véronique Margron

 

 

Le texte ci-dessous est extrait d’un livre de Véronique Margon, dans lequel elle est interviewé par Claude Plettner : Fragiles existences, éd. Bayard, 2010, p. 95-97.

Question de C. Plettner : Comment comprendre le bouleversement de l’ordre normal des choses apporté par l’avènement du Christ ?

Réponse de V. Margron : La Croix – et le tombeau vide qui en est inséparable – sont au cœur du monde son axe véritable. Lire l’histoire présente – tissée d’injustice, de souffrance, de péché – dans « la mémoire dangereuse » de la passion du Christ, c’est rendre possible un récit de résurrection.

Au centre de l’histoire ne sont plus les puissants et les vainqueurs, mais les pauvres, les exclus et les humiliés car, en son Fils, Dieu s’est mis de ce côté-là du monde. La présence parmi nous des délaissés de l’histoire mondaine oblige le chrétien à se questionner sur la vérité de sa foi comme de son agir. Il s’agit de devenir disciple de Celui qui s’est fait pauvre et humilié par passion pour les hommes. C’est à partir de l’humain concret que va pouvoir advenir une théologie morale authentique, car éprouvée au réel de la condition des exclus, des fragiles de nos sociétés.

Affirmer que le centre du monde n’est pas là où tout semble le manifester – du côté des forts – engage à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que ceux qui sont mis sur le côté trouvent leurs vraies places de sujets, d’acteurs de leurs histoires et déplacent alors nos représentations.

Question : En quoi cette option préférentielle relève-t-elle d’autre chose que d’une « option de classe » ?

Réponse : Cette option, non exclusive, se situe ailleurs. Il s’agit – pour la pensée et l’agir éthiques – d’un critère de sensibilité, d’un « sentir comme » le Christ. Elle provoque à une lecture passionnée du temps présent car l’indignation morale est à sa source. En effet, comment se met en œuvre pratiquement l’affirmation que le « vrai » monde est l’envers de nos sociétés occidentales telles qu’elles vont ? Comment faire pour que la situation du souffrant, de l’humble, devienne déterminante ?

Nos sociétés donnent à juste titre de l’importance à l’écoute des citoyens, à la démocratie participative. Sauf que nous risquons toujours de mettre de côté la personne essentielle qui compte absolument : celle qui souffre et demeure sans voix. Or, la question chrétienne n’est pas d’abord « qui parle ? » mais « qui souffre et subit le mal ? ». Porter ainsi le souci des victimes n’est pas choisir un camp contre l’autre ou un côté du monde contre l’autre mais vous situe sur une ligne de fracture inconfortable et nécessaire.