Adolphe Gesché

 

 

Un texte d’Adolphe Gesché, dans Le Christ, Paris, Cerf, 2001, p. 43-44.


C’est essentiellement à partir de ce Dieu fol et incompréhensible de Jésus-Christ que le christianisme a pu découvrir et proclamer la grandeur des pauvres et des laissés-pour-compte. L’Evangile est à cet égard l’invention du pauvre, l’invention du pauvre comme homme. Nul ne conteste que la Grèce a admirablement parlé de l’homme (Socrate, Platon, Sophocle…), du citoyen, du héros, de l’homme et de la femme beaux et intelligents. Mais la Grèce et l’humanisme (avec une légère exception pour Epictète) n’ont pas parlé, n’ont pas su parler, n’ont pas pu parler du pauvre, de l’homme abîmé, du laissé-pour-compte, de l’homme qui, parce que économiquement inutile, physiquement abîmé, affectivement insignifiant ou socialement hors du coup, doit être ignoré, mis hors humanité, ainsi que l’exigent une sagesse et un bon sens tout humains et bien raisonnables, pour qui veut régir la cité dans l’ordre et l’efficacité.

Les Béatitudes, le Magnificat, le verre d’eau au plus petit, le respect absolu de l’enfant, l’arrêt de Jésus devant le mystère de compassion que deviennent le paralysé, le lépreux, tant d’autres gestes et comportements proclament tout le contraire de cette sage sagesse. L’Evangile – c’est une de ses spécificités les plus manifestes et d’ailleurs aujourd’hui unanimement reconnue – est une affirmation du pauvre et du laissé-pour-compte, demandant et exigeant de notre part une priorité d’attention et de respect. Sa quasi-identification à Jésus-Christ, qui s’est fait pauvre parmi les pauvres et dont la folie a proclamé l’éminente dignité, a marqué un tournant de civilisation. Le pauvre est appelé au même destin que l’homme qui a réussi, il est même dit qu’il pourra le précéder dans le Royaume. Le misérable, et non plus seulement le citoyen ou le génie, est devenu un homme.

Nous sommes là en présence d’une charnière dans la civilisation. Sans doute le génie judéo-chrétien se trouve-t-il ici au plus profond de sa différence avec le génie grec. Alors que la Grèce pense l’homme en termes métaphysiques, en termes d’essence (où, si facilement, les hommes peuvent être perçus comme d’essence différente), le christianisme, en pensant l’homme en termes d’histoire et de destin, et voyant ce destin promis et accordé à tous les hommes, a pu modifier le regard sur le pauvre. Il y fallait la folie d’un Incompréhensible, qui estime le pauvre compréhensible (alors que le pauvre est incompréhensible pour la pensée).