Gustavo Gutiérrez (1)

 

 

Un texte de Gustavo Gutiérrez, dans La force historique des pauvres, traduit par F. Guibal, éd. du Cerf (Coll. « Cogitatio Fidei », 137), 1986, p. 215-216.

 


 

L’histoire humaine est le lieu concret de notre rencontre avec le Père de Jésus Christ. Et, en Jésus Christ, nous annonçons l’amour du Père à tous les êtres humains. Nous avons rappelé que cette histoire est conflictuelle, mais il ne suffit pas de dire cela. Il faut aussi insister sur le fait que cette histoire (où Dieu se révèle et où nous l’annonçons) doit être relue à partir du pauvre. L’histoire de l’humanité a été écrite jusqu’à présent « par une main blanche » [1], à partir des secteurs dominants.

Autre est la perspective des « vaincus » de l’histoire ; il faut la relire à partir de leurs luttes, de leurs résistances et de leurs espérances. Bien des efforts ont été déployés pour effacer la mémoire des opprimés ; c’est-à-dire pour leur arracher une source d’énergie, de volonté historique, de révolte. Mais, aujourd’hui, les peuples humiliés cherchent à comprendre leur passé pour construire leur présent sur des bases fermes.

L’histoire du christianisme aussi a été écrite par une main blanche, occidentale et bourgeoise. Il nous faut donc récupérer la mémoire des « christs flagellés des Indes », suivant l’expression que Bartolomé de Las Casas appliquait aux Indiens du continent américain et qui vaut pour tous les pauvres, victimes des maîtres de ce monde. Cette mémoire vit dans des expressions culturelles, dans la religion populaire, dans la résistance à accepter les impositions de l’appareil ecclésiastique. Mémoire d’un Christ présent en chaque homme affamé, assoiffé, prisonnier ou humilié ; présent dans les races méprisées et les classes exploitées (cf. Mt 25). Mémoire d’un Christ qui « nous libère pour nous rendre libres » (Ga 5, 1).

Mais une expression comme « relire l’histoire » peut apparaître comme un exercice pour intellectuels si nous ne comprenons qu’elle est liée à un effort pour refaire l’histoire. Il n’est pas possible de relire l’histoire si l’on n’est pas présent dans les réussites et dans les échecs de la lutte libératrice. Refaire cette histoire signifie la subvertir, c’est-à-dire la tourner et orienter son cours non à partir d’en-haut, mais à partir d’en-bas. L’ordre établi nous a enseigné à avoir une idée péjorative de ce qui est subversif, parce que cela est dangereux pour lui ; mais, à partir d’une autre perspective, ce qui est mal, c’est d’être – ou peut-être de continuer à être – ce que l’on pourrait appeler un « super-versif », quelqu’un qui appuie la domination régnante, quelqu’un qui oriente l’histoire à partir des grands de ce monde. Cette histoire sub-versive est le lieu d’une nouvelle expérience de foi, d’une nouvelle spiritualité, d’une nouvelle annonce de l’Evangile.

 

[1]  L’expression est de Leonardo Boff, qui l’emploie à propos de l’histoire du Brésil.