Marguerite Léna

 

 

Un texte de Marguerite Léna, dans Patience de l’avenir. Petite philosophie théologale, 
Bruxelles, Lessius, 2012, p. 119-121.


Au sujet du « Bon Samaritain »

Le chrétien qui lit l’Evangile ne peut dissocier le contenu de la parabole du locuteur, Jésus de Nazareth. (…)

Recevoir la parabole de Jésus de Nazareth n’est pas indifférent pour une oreille chrétienne. Car celui qui la prononce ne se contente pas d’en appeler, par le détour du récit, à la liberté de son interlocuteur. Il s’y engage également lui-même.
Les Pères de l’Eglise ne s’y sont pas trompés, qui donnent de toute la parabole une lecture christologique. Ainsi Origène voit dans l’homme dépouillé par les brigands la figure d’Adam, le premier homme, blessé par le péché. Il voit dans le Samaritain le Christ lui-même, portant dans sa propre chair toutes les souffrances de l’humanité, et y versant l’huile et le vin des sacrements de la foi. Enfin, l’auberge symbolise l’Eglise, et la promesse que fait le Samaritain de revenir figure le second avènement du Christ, au dernier jour.
De manière moins systématique, le maître verrier de la cathédrale de Bourges a donné les mêmes traits aux trois visages du malheureux blessé, du Samaritain compatissant et du Christ en croix.

Cette lecture christique et pascale de la parabole ouvre sur une double profondeur : d’une part elle confère à la sollicitude du Samaritain une intensité et une proximité accrues. C’est avec le cœur de Dieu qu’il aime ce prochain, et il s’en fait proche d’une proximité qui ressemble un peu à celle de Dieu, dont le Coran dit qu’il nous est plus proche que notre veine jugulaire, et dont saint Augustin dit qu’il nous est plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes.
Par là même l’impératif de l’amour prend une autre mesure. Il ne s’agit plus seulement d’aimer le prochain comme nous-mêmes, mais comme la foi chrétienne confesse que Dieu nous a aimés dans le Christ : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34). Dans l’acte d’offrande de sa propre mort, Jésus vient toucher, pour les guérir, les plaies de l’humanité à une profondeur que nous ne saurions atteindre avec les seules ressources de notre compassion. « Il y a des souffrances, écrivait François Mauriac, qui ne se laissent toucher que par des mains percées de clous. »

D’autre part, le geste du Samaritain, sans quitter la particularité du récit, engage la totalité de l’histoire humaine, depuis Adam jusqu’à la fin des temps.
Il n’est dès lors plus possible d’opposer la sollicitude qui me fait prochain de tel ou tel homme particulier croisé sur ma route, et celle qui travaille en sourdine nos sociétés et se traduit en initiatives publiques de justice et de paix.
Comme l’écrit Andrea Riccardi : « Etre chrétien de façon publique aujourd’hui signifie parcourir ces deux dimensions de la charité, vers qui est proche et vers qui est loin (…). Ainsi, malgré toutes ses limites, la communauté chrétienne représente une provision d’humanité, dans la ville et dans le monde, capable de ne pas céder à l’inhumanité. C’est la force faible de la charité. »