Une chronique de Bernard Ginisty

 

Bernard Ginisty est philosophe. Il a été co-fondteur de Démocratie et spiritualité, et directeur de Témoignage chrétien.

 

La vie spirituelle au risque de l’incarnation

21 avril 2015

 

Les rapports de la vie spirituelle avec la vie économique et politique se situent au cœur de l’expérience humaine. Comment vivre à la fois la disponibilité à ce qui arrive et surprend, et construire en même temps le vivre ensemble des hommes dans les lourdeurs du réel. Trop souvent, les choix apparaissent tranchés. Ou bien il faudrait s’immerger entièrement dans les champs économiques et politiques, et si la recherche spirituelle vous habite, vous devenez vite un gestionnaire ou un militant suspect. Ou alors, il ne serait possible de vivre  la quête du Tout Autre qu’à l’abri des turbulences de la société des hommes. Le christianisme, religion de l’Incarnation, refuse cette dichotomie. La dimension spirituelle y est vécue non dans un arrière monde, mais comme l’épreuve extrême du réel : l’effort de dépasser les représentations, pour vivre la présence. C’est admettre alors que le monde, les autres et Dieu peuvent toujours surprendre et défaire nos laborieuses constructions intellectuelles, sociétales, morales, religieuses.

Loin de s’épanouir dans une paisible sagesse, ce rapport est de l’ordre de l’affrontement dont la signification ultime nous est donnée dans le symbole de la Croix comme l’analyse Stanislas Breton dans son très beau livre : Le Verbe et la Croix : « La Croix nous détourne d’un être plein et magnifique dont l’être  serait l’hypostase d’un avoir.(…) Ce qui est fou de Dieu ne tolère ni la disposition d’un univers ordonné à sa gloire ; ni le calcul d’architecture ou d’économie, qui ajuste au minimum de dépenses le maximum de rendement. Ce vide théologique a un nom dans nos Ecritures. C’est le nom d’Amour ou d’Agape » (1). Par-delà le mensonge lisse des carrières qui se donnent comme l’idéal de la condition humaine, les blessures de celui qui se laisse sans cesse appeler à naître tracent le chemin de la vérité de l’homme. La recherche spirituelle ne s’accomplit pas dans la conquête d’états de conscience subtils, mais, par-delà les lourdeurs de l’avoir, de l’habitude et des sécurités, dans l’accueil de cette réalité première, fondamentalement radicale et simple : je me reçois à chaque instant et je reçois le monde dans son incessante nativité.

Les mystiques des grandes traditions religieuses, lorsqu’ils veulent traduire cette traversée du réel, quittent les catégories théologiques ou dogmatiques qui les ont portées pour s’exprimer dans le registre de la poésie. Le travail de « poésie », dont l’étymologie évoque le travail créateur de l’artisan, indique un engagement qui ne soit pas un enlisement, c’est-à-dire un travail de naissance. Et une naissance advient dans le risque des sécurités  et des maîtrises perdues comme l’exprime le poète René Char : « Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai. La seule et même Passante »(2).

Les combats contre la faim, la maladie, l’ignorance, l’exclusion, les injustices restent toujours des urgences. Cela passe par des législations nouvelles, des droits nouveaux pour les citoyens, des institutions à construire. Il faut nous y engager à condition de ne pas oublier ce que nous rappelle le philosophe libanais René Habachi, penseur de la gratuité : «  Mais que l’organisation n’endorme pas l’inspiration, que l’institution n’abrite pas le manque d’imagination, que la raison ne stérilise pas la grâce et que la justice ne tue pas le don. Et surtout que l’existence d’une organisation ne dispense pas la gratuité se frayer de nouvelles issues » (3) .

 

 

(1) Stanislas BRETON : Le Verbe et la Croix, éditions Desclée, 1981, pages 110-111.

(2) René CHAR : Feuillets d’Hypnos  in Œuvres complètes,  La Pléiade Editions Gallimard  1988 p. 178.

(3) René HABACHI : Théophanie de la gratuité. Philosophie intempestive  Editions Anne Sigier, 1986,  p.183.