Maurice Bellet (3)

 

 

 


Un texte de Maurice Bellet, dans Thérèse et l’illusion, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 39-42.

Thérèse déclare qu’elle a trouvé une petite voie toute nouvelle. Laissons la petitesse pour l’instant. Reste la « voie toute nouvelle ». Propos, dès qu’on y songe, ahurissant. « La Voie », c’est ainsi que les premiers chrétiens, dans le Nouveau Testament, désignent la foi en l’Évangile. Les voies, dans l’histoire chrétienne, ce sont les très grandes et majeures initiatives, qui se réfèrent prudemment, en général, à des voies antérieures. Que signifie ce « tout nouveau » ? Quelle porte s’ouvre là ?

La pensée qui vient, c’est qu’une si brutale nouveauté est donc possible ? C’est à peu près comme si l’on disait qu’on peut réinventer aujourd’hui ce qui s’appelle christianisme ; comme si Thérèse autorisait, du haut de sa petitesse, l’invention de la vie.

Elle use, pour dire sa nouveauté, d’une image qui peut paraître enfantine et même un peu niaise : la différence entre l’escalier et l’ascenseur ; et c’est, bien entendu, au nom de la petitesse et de l’humilité. Il faut tout de même voir l’enjeu : c’est un prodigieux court- circuit. Car l’escalier, c’est tout le chemin de la perfection, tel qu’édifié par des générations et des générations de sages et de saints, tout l’appareil, si l’on peut dire, de la grande ascension vers le Dieu ineffable ; c’est tout le contenu de ces traités d’ascétique et mystique qui installent, entre l’homme et sa vraie vie, la formidable construction de leurs exigences. C’est, par derrière et en fait, tout l’édifice théologique, dans la mesure où il n’est pas seulement le lieu de débats intellectuels mais la réflexion vive de la « vie spirituelle » ; et s’il n’est pas cette réflexion, il n’est qu’un savoir illusoire. (Et sortir de cette illusion est une nuit de l’esprit.) Cette théologie est armée ; elle est toute pleine de références à Platon, Aristote et Plotin, plus récemment aux philosophes de la modernité, aux sciences humaines.

Tout cela, anéanti. Pas du tout parce que Thérèse mépriserait ces spirituels ou ces théologiens ou polémiquerait avec eux. Elle se fait, au contraire, toute petite devant eux ; c’est par faiblesse, parce qu’elle est une enfant, etc. qu’elle ne peut gravir les marches de l’interminable escalier. Toutefois, cette humilité est bien plus redoutable que la prétention ou la controverse. Elle ne s’oppose pas à tous ces sages et ces savants vénérables, elle n’est pas dans le champ de leur souci ou de leur culture. Elle est d’ailleurs.

Qu’est-ce que c’est que ce docteur de l’Église qui n’a pas lu les bons auteurs ni fréquenté nos universités ? Le chrétien, en tout cas, doit se méfier un peu de cette question soupçonneuse : c’est celle qu’on opposait à la parole de Jésus. Mais, s’il s’agit vraiment de pensée, on ne voit qu’une issue : c’est qu’en effet elle pense ailleurs, à partir d’un autre principe. Cela autorise le chemin court, prodigieusement débarrassé, désencombré. Mais ce serait, je crois, en méconnaître radicalement la portée que de l’arrêter, l’enfermer en quelque sorte dans une pratique simplifiée, voire simplette.

Le chemin court ouvre et ne ferme point. Il reprend les choses au commencement. Il est délesté des préalables et des controverses. Il va droit au cœur, à l’essentiel. Et par là même il va au plus large. Il annonce une « science » d’un nouveau genre, toute nouvelle elle aussi, dont le champ s’identifie d’emblée avec ce que peut être la vie humaine, dans sa diversité infinie, quand elle est d’abord perçue en cette simplicité radicale, c’est-à-dire en son enjeu absolu.