Avons-nous le même Dieu ?

 

Une conférence du père Joseph Wresinski (1971)

« Vous ferez ce que vous voudrez, vous ne pourrez

jamais comprendre qui nous sommes, vous n’avez

jamais vécu ce que nous avons vécu. »

Un jeune de 22 ans

La vie des hommes frappés de misère est tellement déconcertante, tellement étrangère à ce qu’on nous a affirmé dans les écrits spirituels, et souvent dans les prônes, qu’il nous est apparu absolument impossible que les pauvres puissent partager notre foi.

Il nous a semblé impossible que le Dieu que le pauvre rencontrait, priait et adorait dans cet univers si éloigné, si insoupçonné dans lequel il survit soit le Dieu que nous aimons, que nous adorons.

Est-il possible d’avoir un prochain quand on est réduit à être un objet, à être abandonné, à vivre dans la peur en permanence, à vivre sans valeur reconnue, sans rôle, sans statut, vivant constamment dans l’instabilité et l’insécurité, sans avenir, comment, dans cette condition que nous lui avons faite, serait-il un homme comme les autres ?

Or « notre Dieu à nous », le Dieu que nous adorons dans nos Eglises, ne peut pas être celui des gens pauvres, puisque justement, notre Dieu est le Dieu de demain, le Dieu de l’avenir, le Dieu de l’espoir.

« Notre Dieu à nous » est aussi un Dieu qui sait. Comment un Dieu qui sait, pourrait-il être le Dieu d’hommes que nous avons systématiquement condamnés à ne pas savoir ?

Comment ces hommes connaîtraient-ils notre Dieu qui n’est pas le Dieu des ignorants, qui est le Dieu du savoir qui affranchit, le Dieu qui rend libre ? Notre Dieu est liberté. Or, il n’y a pas de liberté, là où il n’y a pas de savoir, pas de connaissances.

Vivre au milieu de ce vertige de la misère inadmissible et monstrueuse, amène à comprendre que nous ne connaissons pas ces hommes et qu’ils sont non seulement des inconnus mais qu’il sont, pour nous chrétiens, des inconnaissables.

D’ailleurs, nous ne voulons pas être de ceux-là, comme si cette condition-là n’était pas une condition d’Eglise, comme si elle n’était pas possible pour des baptisés.

C’est ce refus de partage rencontré un peu partout autour de nous qui nous a fait comprendre la difficulté de l’évangélisation du monde des plus pauvres.

Sans cette misère-là que nous réprouvons, « notre Dieu à nous » peut-il exister ?

Aujourd’hui, les pauvres ne sont plus évangélisés, ils ne rencontrent plus l’Eglise. Ils sont déçus d’elle autant qu’ils le sont de la société. C’est pourquoi ils ne lui demandent plus rien. Elle n’est pas plus de leur monde que cette société dont ils sont exclus et dont, désespérément, ils souhaitent être reconnus.

Pour que l’Eglise soit l’Eglise des pauvres à nouveau, il faudrait revenir en arrière et retrouver la seule et unique voie : « Quitte ce que tu as et va dans un pays que je te montrerai »… va au milieu de ceux qui n’ont rien, de ceux qui pleurent, de ceux qui souffrent, de ceux qui sont épuisés, anéantis, là où ils sont, là où l’Eglise ne pénètre plus.

Dans la Parole que nous enseignons, le milieu des exclus ne retrouve pas son expérience et il ne peut donc pas y retrouver Dieu. Dans la vie que lui-même mène, le précaire ne trouve plus de chrétiens ; il ne peut donc plus partager Dieu dans un face à face humain. Comment partager avec l’Eglise si elle est absente de ce monde là ?

L’Eglise a la tâche de les aider à prendre conscience de ce droit à être membres et artisans du Royaume, à reconnaître Dieu tel qu’ils peuvent Le comprendre et non pas tel que nous L’avons compris.

Ne sont-ils pas mieux placés que quiconque d’entre nous pour aider l’Eglise à accomplir sa mission d’être l’Eglise en milieu de pauvreté, pour que le plus misérable participe avant tous les autres à ce grand rassemblement de tous qui est le Royaume ?

Non, le Royaume ne se fera pas sans eux. Ils en sont les premiers missionnaires, ils en sont les premiers témoins.

Plus que d’autres, ils ont partagé l’expérience de la disponibilité du Christ au Golgotha, et plus que d’autres, ils ont espéré la Résurrection. Mais s’il est vrai que les pauvres sont les premiers artisans du Royaume en terre de pauvreté, il est vrai aussi que le chemin pour aller vers eux, pour bâtir avec eux se fera de plus en plus dur et de plus en plus ardu.

En quoi Dieu les concerne-t-il encore dans l’état où ils se trouvent ? Comment pourraient-ils trouver Dieu dans un monde dont ceux qui pourraient Le proclamer sont absents ?

Comme nous ne partageons plus leur expérience de vie, comme nous ne vivons plus Dieu parmi eux, l’Eglise ne peut plus se faire comprendre par eux.

Les exclus ne savent plus de quel Dieu nous leur parlons, ils ne savent pas de quelle Eglise il s’agit. Si nous restons à l’écart de leur vie et de leur milieu nous demeurerons incapables de rencontrer leur Dieu, le Dieu des Evangiles, incapables de leur apporter Jésus-Christ. Nous ne pourrons rien pour leur évangélisation, si nous ne partageons pas leur expérience de vie de misère, qui remet en cause notre propre vie avec Dieu.

Il faudra bien que des hommes de l’Eglise viennent partager à nouveau le destin terrestre du misérable si nous voulons que le Dieu des pauvres, que nous avons écartés de notre chemin, soit réellement le Dieu de l’Eglise. Sinon comment aurons-nous jamais un seul Dieu avec les pauvres, un seul Dieu, le nôtre et le leur ?

L’Eglise ne pourrait en aucun cas évangéliser les plus pauvres, tant que leur misère demeurerait inconnue et même rejetée, tant que tout ce qu’il y a de Dieu en ce monde de la misère ne concerne pas notre Dieu à nous.

Pour aller au Dieu des pauvres, au Seigneur des pauvres, il faut apprendre ce chemin qui nous fera tout quitter. Il nécessite un engagement non pas (seulement) à titre individuel mais en communauté d’Eglise car il s’agit de s’engager non pour un temps mais pour la vie.

Il est vrai que nous ne pouvons pas réellement partager la vie des plus pauvres. C’est là le drame pour nous : l’évangile n’est pas proclamé par des hommes dont la vie est liée à celle des pauvres comme la vie du Christ était liée à l’histoire des hommes au milieu desquels il vivait. Mais nous devons leur permettre (au moins) d’avoir confiance en nous, de savoir que nous nous sentons solidaires d’eux.

Misérable, tel a voulu être le Christ, tel il a voulu se donner à son Eglise. Mais ce Jésus-Christ misérable et ressuscité, l’Eglise a du mal à le reconnaître, et elle risque de le rencontrer de moins en moins, si elle ne s’engage pas à ce que les plus pauvres eux-mêmes puissent le rencontrer et le révéler.

Alors humblement, nous apprendrons des pauvres ce qui est l’essentiel. Nous l’introduirons en nous, nous nous laisserons transfigurer par lui.

Alors l’Eglise, connaîtra objectivement, réellement, concrètement, dans la réalité quotidienne, quel est le Dieu des hommes de misère.

A ce moment-là, nous pourrions, me semble-t-il, commencer à comprendre l’incompréhensible mystère de la relation de Dieu avec les pauvres.