Dieu impossible aux pauvres

 

Extraits d’une conférence du père Joseph Wresinski aux Conférences de Saint-Vincent de Paul, à Boulogne-Billancourt (92), le 8 novembre 1973.

 

La première question que je me pose avec vous est celle-ci : bien sûr, les pauvres nous demandent du pain, ils nous demandent la justice, mais savons-nous ce qu’ils nous demandent vraiment à travers ce pain et cette justice ?

 

L’Eglise, à travers les siècles, n’a cessé de répondre à la première attente. Elle est la plus admirable institution qui fut jamais et qui est encore aujourd’hui. Elle a soulagé toutes les misères qu’elle a trouvées sur son chemin. Tous les hommes tombés ont été ses frères et l’on peut vraiment dire qu’elle n’a laissé de côté aucun pauvre quel qu’il soit.

 

Mais l’Eglise a-t-elle toujours pris conscience qu’à travers le pain, ils demandaient plus, qu’ils demandaient cette Parole de Dieu qui fait vivre parce qu’elle ouvre le cœur et permet l’espoir, parce qu’elle donne un sens à la vie et permet la foi, parce qu’elle établit les hommes dans l’honneur et la dignité et permet l’amour ?

 

Telle est la demande faite à l’Eglise. L’avons-nous toujours comprise ? Les uns et les autres, ne pouvons-nous pas être confrontés avec cette plainte, ce reproche que les pauvres m’ont adressé après des années passées en bidonville et en cité d’urgence, où je me suis usé et meurtri en leur compagnie. « Père, c’est bien beau, ce que vous avez fait, ce que vous nous avez permis de faire, mais ce n’est pas cela qu’on attendait de vous. » – « Que vouliez-vous donc ? » – « Nous voulions, avec vous, rencontrer Dieu. »

 

Pourquoi l’Eglise est-elle si peu proche, si peu compréhensive ? Et nous chrétiens, pourquoi sommes-nous en retard de plusieurs générations, quand il s’agit de communiquer Dieu à nos frères ? A mon arrivée au camp de Noisy-le-Grand, beaucoup d’amis venaient me voir, assistaient à la Messe tous les dimanches. Ailleurs sans doute chantaient-ils les Vêpres à l’époque ; sûrement ne perdaient-ils pas un mot de la parole de Dieu. Mais quand je demandais à ces amis de venir faire le catéchisme à la population du Camp, jamais personne n’acceptait. On acceptait tout, mais pas le catéchisme : comme par hasard, on n’en était pas capable. Aujourd’hui, tout le monde croit pouvoir faire le catéchisme : c’en est même devenu insolent. Cependant à l’époque ce n’était pas une tâche que même de bons amis acceptaient avec simplicité.

 

Pourtant, prenez cette femme qui venait à eux et qui vient encore à vous un pue titubante, vous demandant un billet de dix francs. Ce billet-là était nécessaire, bien sûr, mais au-delà ce dont elle avait besoin, c’était de ce geste du Seigneur qui multipliait le pain et, ce faisant, transformait la vie des êtres en amour, espoir et vérité, parce que Lui-même était amour, espoir et vérité. Lui, comprenait la demande fondamentale des hommes ; il était ce que les hommes demandaient.

 

Dieu, en vérité, nous l’avons rendu impossible aux hommes de la misère d’aujourd’hui. C’est là peut-être la plus fondamentale de mes découvertes au cours de la vie extraordinaire que j’ai eu la chance de mener et de partager parmi les populations les plus misérables de France, à Noisy, à Stains, à Créteil et un peu partout dans le pays. C’est cette découverte que Dieu était incroyable pour les pauvres d’aujourd’hui qui a bouleversé ma vie. J’ai compris, comme dans une sorte d’illumination, que le vertige dans lequel vivaient ces hommes condamnés à l’indigence, à la misère, à la violence, leur rendait impossible de croire à Dieu. Pour eux, Dieu n’est même pas le Dieu inconnu, il est le Dieu impossible. Nous avons rendu Dieu impossible aux pauvres.

 

Mais qui donc est responsable de Dieu ? On peut rendre le gouvernement responsable de la vie chère, on peut rendre un industriel responsable de la faillite de son usine, on peut se rendre responsable les uns les autres de la faillite de nos amours, mais qui pouvons-nous rendre responsable de la faillite de Dieu dans le monde de la pauvreté ? Je crois qu’il a fallu que tous nous soyons bien peu solidaires des pauvres, que nous arrivions à les considérer comme des êtres bien inférieurs, d’un autre monde, d’une autre race, pour pouvoir imaginer un seul moment que la vie que nous leur faisions pouvait engendrer Dieu au milieu d’eux, leur permettre d’imaginer que Dieu existait. N’avons-nous pas dû nous éloigner très loin des pauvres pour ne pas avoir découvert l’erreur ? Il faut nous en rendre compte aujourd’hui avec crainte et tremblement : c’était de notre Dieu qu’il s’agissait, mais aussi de notre Eglise qui devenait souffrante et pantelante de la misère solitaire des pauvres. C’était l’Eglise qui se trouvait privée de Dieu, en même temps que nous laissions les pauvres privés du Seigneur.