Intervention d’une militante de Rennes

 

Intervention de Geneviève, militante de Rennes, au cours de la rencontre de La Pierre d’Angle du 26-27 mars 2011

 

 

Je parle toutes les langues

A la confirmation, j’ai reçu le don des langues.

En fait je ne connais aucune autre langue que le français.

Et pourtant je parle toutes les langues du monde, sans exception…

Je vais vous expliquer : je parle avec tous les étrangers : un sourire, une main tendue, un bonjour retentissant : ça, c’est pour toutes les langues.

« Bonjour » et « merci » semblent être les premiers mots que dit l’étranger.

Parfois quand je dis « bonjour », on me répond « merci », et ce n’est pas une erreur. Ça veut dire : « Merci de me tendre la main. »

Je parle toutes les langues et vous aussi.

Par exemple, quand on rencontre des gens, on a plusieurs langues :

on ne parle pas sur le même ton dans une famille où il y a un malade et celle où il y a une naissance. Et un deuil appellera au silence, à la poignée de main appuyée, à l’écoute d’une personne qui ne dira peut-être rien. Mais cette brève rencontre, même dans le silence, peut apporter un réconfort.

 

Et aussi, tout au long du jour, vous croisez des gens, et vous ne prenez pas le même ton à chaque fois :

Comment va votre mari ?

Alors, ça été l’examen ?

Et ce bébé, il pèse combien ?

 

Je parle de nombreuses langues, et vous aussi.

Un jour je rencontre des gens marqués par la maladie pour eux ou pour un proche, ou bien marqué par un deuil. Alors je cherche mes mots, l’attitude… L’Esprit me guide.

Un autre jour, je rencontre celui qui est réjoui par une bonne nouvelle, une naissance, une réussite. C’est plus facile, je souris, je me réjouis. C’est important de partager la joie.
Est-ce que vous avez eu l’expérience douloureuse de dire une joie et de faire des envieux : on ne parle plus la même langue.

Un sourire, une main tendue, un bonjour, c’est une entrée en matière vers l’handicapé. Le début d’une relation.

Un sourire, une main tendue, n’est-ce pas un essai pour rencontrer le pauvre.

 

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Qu’est-ce qui est le plus important ? Parler une autre langue, ou parler pour se faire comprendre, pour partager ?

Comprendre une autre langue,

Ou comprendre ce que dit l’autre pour partager un peu de sa vie.

Prenez par exemple la parole des pauvres dans l’Eglise. Même si je crie dans une cathédrale, si personne cherche à comprendre, ma parole résonnera dans le vide !

Mais quand on parle le français, quand on dit un mot, par exemple le mot « faim », est-ce qu’on l’entend pareil ? Avec les mêmes mots, est-ce qu’on entend les mêmes choses, est-ce qu’on comprend les mêmes choses ?
Dans ma paroisse, nous préparions une célébration pénitentielle. On était 6. Et on lisait le texte de l’Evangile sur le Jugement dernier, là où Jésus dit : « J’ai eu faim, j’étais étranger, j’étais nu, j’étais prisonnier. »

Quelqu’un fait tout de suite un commentaire : « C’est vrai ça, on a faim d’amitié. »

Alors je proteste. Je dis qu’il y a des gens qui ont faim, vraiment faim : du pain, de la nourriture…
On me répond : « C’est vrai, on peut peut-être faire un chèque pour le CCFD ; ou ne pas gâcher notre nourriture. »

C’était curieux, dans ce groupe de préparation, à chaque phrase de Jésus, les gens retournaient la phrase comme si c’était eux qui parlaient. Jésus dit : « J’ai eu faim », et les gens disaient : « Oui, moi aussi j’ai faim d’amitié » ; quand Jésus dit : « J’étais prisonnier », les gens disaient : « Oui, je suis prisonnier de mes habitudes… »

A la fin j’étais démoralisée de voir qu’on ne regardait pas les gens en situation difficile, et pourtant Jésus parle d’eux.

Ou alors on pense à la faim qu’on peut avoir quelquefois. Par exemple, si on n’a pas pu déjeuner parce qu’il y avait un empêchement. Alors vers 4 h on a faim, mais c’est une faim joyeuse qu’on va vite apaiser en prenant de la nourriture.

Mais ça, c’est pas la vraie faim.

La vraie faim, j’ai su une fois à 15 ans ce que c’était, et puis d’autres fois aussi. Je n’avais pas l’impression d’avoir faim, et des douleurs intercostales me traversaient la poitrine. Et la vue se modifie : le ciel devient moche, avec des nuages jaunes sales. Et les tulipes rouges deviennent bizarres ; elles ne baissent pas du nez et pourtant leurs couleurs sont sales, avec de larges tâches jaunes. Et le pull du gamin, bleu acrylique qui en jette, qu’est-ce qu’il lui a fait : il est décoloré maintenant.
Et quand je mange une demie baguette, ça va mieux, et le soleil brille, y a pas un nuage ! Et les tulipes resplendissent, et le gosse parade dans son pull neuf. C’est ça, quand on a faim : c’est tout ce qu’il y a autour qui change.

Cette faim, c’est celle qui m’empêche de dormir ; ou bien c’est la faim du bébé qui n’a pas eu le biberon. Quand on a faim de nourriture, une vraie faim qui met les couleurs jaunes sales, on a faim aussi d’amitié. Mais la première faim l’emporte sur l’autre, à moins que l’amitié ne donne la nourriture.

Un jour je dis : « Dans cette famille, y a des problèmes. » Alors on me répond : « Mais non, ils ont la Banque alimentaire ! » Comme si les pauvres n’étaient que des estomacs ?

Mais l’amitié, c’est peu si on a l’estomac vide.

Dans la lettre de Jacques, il est écrit : « Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise : ‘Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous’, sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? »

Le 24 décembre, le prêtre me dit : « Bon Noël ». Mais il ne sait pas, il ne cherche pas à savoir si mon Noël sera bon. Je me sens blessée, choquée par sa phrase. Elle suppose que forcément tout est fait pour que Noël soit bon, mais il n’en sait rien.

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Je vais vous montrer qu’à Rennes aujourd’hui des gens ont faim. Un jour, un soir, à 17 h, une voix timide : « Pourriez-vous nous dépanner ? »

Je dis : « Bien sûr, je vais venir demain matin. » Et j’y vais piano, sans me presser, une heure de trajet. Quand j’arrive, vite le papa prend l’argent, vite il va faire les courses. J’ai le bébé dans les bras. Le papa revient. Tant pis, on chauffe pas le biberon.

Bébé tête. « Allons, respire bonhomme », je lui dis ; et j’ôte le biberon vidé au tiers. Je vois les lèvres qui se tendent, et la tête qui se redresse. Bébé n’a pas besoin de respirer, il veut boire. J’essayais encore de le ralentir aux deux tiers, mais le bébé fait le même geste. Je ne le sentirais s’apaiser que quand le biberon est fini. Ouf, l’estomac est plein.

Rappelez-vous la phrase : « J’ai eu faim… »
Un jour, le Christ a eu 8 mois, et je l’avais dans les bras.

« J’ai eu faim ». C’est toujours la même phrase de Jésus…

Je vais vous raconter l’histoire d’Antoinette et vous comprendrez que quelque fois la faim d’amitié, ça empêche de vivre.

Antoinette a vécu des années dans le quartier, se rendant au travail chaque jour jusqu’à la retraite. Sa retraite était correcte. Pas de risque de faim. Mais elle n’avait pas d’amie. Discrète, elle allait à l’épicerie, à la boulangerie. Nul ne la voyait, nul ne lui parlait. On lui rendait la monnaie en parlant à une autre cliente.

Mais est-ce que ça vaut la peine de ne manger que pour soi ? Alors, un jour, elle n’est plus sortie. Elle a fini ses provisions, et elle est morte. Elle est morte de faim, parce que sa faim d’amitié était plus forte que sa faim physique. Quand on l’a retrouvée, ce qui a frappé tout le monde, c’est qu’il n’y avait plus une miette de nourriture chez elle.

Quand Jésus dit « J’ai eu faim », comment entendez-vous Jésus ?

Est-ce que c’est la faim joyeuse à Béthanie, chez Marthe et Marie ; ou bien la faim après les 40 jours de tentation dans le désert ?

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Donner.

Je voudrais encore dire sur les mots. Est-ce que « donner » et « recevoir » ça a le même sens pour tout le monde ?

Voilà ce qui m’est arrivé.

J’ai rien à donner, mais quand ma voisine emménage, je lui dis :

« Si vous avez besoin de quelque chose, sonnez. »

Et le lendemain, elle sonne. « Comment va-t-on à l’épicerie ? »

Là, c’est dans mes cordes : alors je l’accompagne, parce que c’est un peu compliqué.

Deux ou trois jours après, elle reçoit un lit de Conforama, et me demande de l’aide pour le monter. Pas de problème, j’appelle les costauds du Secours catholique. Quand ils ont vu qu’il n’y avait pas grand chose dans l’appartement de ma voisine, ils ont dit :

« Vous n’avez pas de meubles ? Nous, on en a, ne vous inquiétez pas ! »

Arrivent une table, des chaises, un canapé, un buffet de salle à manger. Généreux le Secours catholique ! Mais les chaises se déglinguent, la table a un pied cassé.

Après quelques mois, ma voisine demande : « On pourrait aller à Emmaüs ? » A Emmaüs, elle achète une table et cinq chaises. Moi, instruite par l’expérience, je me tourne vers un autre ami qui ramènera l’achat chez la voisine, et portera à la déchèterie les rebuts.

Quant au buffet de salle à manger, il est dans la cuisine où il s’abîme avec le gras et les taches d’eau.
Mais peut-on exiger que mes voisins utilisent rationnellement un meuble qu’ils n’ont pas souhaité, et qui ne leur plaît pas ?

« La charité, c’est fatigant », dit Etienne Grieu. Mais je dis que c’est fatigant quand on le fait à l’envers.

Souvent les gens, démoralisés de nous, disent : « Ils n’ont pas de reconnaissance. On se donne, on se fatigue…, et ils n’ont pas de reconnaissance ! »

Et pourtant, moi, ma voisine a plein de reconnaissance pour moi.

Depuis qu’elle a 11 mois, Safi, la fille de ma voisine, sait marcher. Alors quand elle arrive sur le palier, elle vient à ma porte. Ses parents sonnent pour elle. Et elle fait un tour chez moi, et repart, toute heureuse.

Vous voyez : les gens qui nous aident disent : « Ils sont pas reconnaissants », alors que notre vie est faite de joies simples.

Mais comment être reconnaissant d’avoir reçu ce qu’on n’a pas demandé ?

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« On reçoit beaucoup », nous disent les bénévoles.

Moi je demande : « Vous recevez quoi ? »

Parfois, quand on m’a aidé, j’ai le sentiment que j’ai donné aussi. Mais quand on veut rien de moi, qu’est-ce qui arrive ?

J’ai connu une dame à l’église, quand ses trois enfants étaient tout petits. Parfois l’un d’eux s’asseyait sur mes genoux. Ils étaient confiants. On échangeait des sourires complices. Les enfants grands, elle est devenue bénévole à la banque alimentaire. Et moi j’étais bénéficiaire. Depuis elle ne m’a plus jamais salué, jusqu’à ce signe de paix à la messe, où j’étais près d’elle. Je l’ai sentie perdue. Elle a hésité à me donner la main. Elle n’a pas osé dire non. Elle a pas réussi à m’éviter.

Que reçoit-elle, quand son rejet dure durant la messe ?

Je donne, je reçois. Mais est-ce que je reçois toujours ?

Recevoir, c’est pas un mot passe-partout.

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Le dimanche, je porte la communion à la maison de retraite.

Quand une personne demande à recevoir la communion, si la personne n’est pas encore trop fatiguée, on vit une liturgie de la parole et une prière universelle. A u fil des années, avec le vieillissement, on commence au « Notre Père ». Puis on donne un fragment d’hostie. Et parfois tombe un avis : ne plus rien donner. Alors je vais juste prier avec ou auprès de la personne.

Pour ceux qui le peuvent, nous proposons une ADAP (Assemblée dominicale en l’absence de prêtre). Je commence chaque dimanche à aller chercher ceux qui sont en fauteuil roulant. Nous sommes deux. C’est Paul qui anime le groupe, et moi je vais de chambre en chambre voir les plus fatigués.

Je vais chercher Anna. En devenant sourde, elle a cessé de parler. Son visage est figé, ses yeux sont tristes mais attentifs. En parlant, je lève le doigt : nous montons. Je joins les mains et m’incline : nous allons prier. Et je pousse le fauteuil roulant sans sa voir si elle est d’accord.
Un jour, gardant les lèvres fermées, Anna a refusé la communion. Alors Paul a décidé que c’était définitif ; et la semaine d’après, il ne lui a pas proposé la communion. Un jour Paul a eu la grippe et je l’ai remplacé. Sa femme m’a aidée à monter les fauteuils. Quand j’ai proposé l’hostie à Anna, la femme de Paul me dit :

« Non, Anna ne communie plus. »

Alors je proteste : « Anna ne m’a pas dit « non », à moi. »
Et Anna a communié.

A sa façon, elle nous dit : la communion, c’est pas automatique. C’est un acte libre que je veux faire librement.

Avec Anna, j’ai quand même l’impression de donner sans retour. Je n’ai pas envie de crier : « Je reçois d’elle, je reçois d’elle », alors que j’ai si peur de la traiter en objet.
« Recevoir » n’est pas un mot passe-partout. C’est en sachant ce que je reçois des gens que je pourrai donner gratuitement.

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Je donne, je reçois.

Une dernière histoire.

Je salue un étranger. Une relation va se faire, des joies vont être partagées.

« J’ai les papiers. J’ai du travail. J’ai un HLM. »

Et un jour : « On est autonome ! Quel bonheur. »

J’ai rien fait, et ils partagent leur bonheur.