René Macaire (2)

 

 

Un texte de René Macaire, dans La mutance, p. 86-87.

Sur la mutance

Il conviendrait d’avance le concept de cécité historique. Depuis leur petite enfance, des bouddhistes, des musulmans, des chrétiens lisent des textes du type : « ne tiens pas tête au méchant », « donne tes biens aux pauvres », etc., et bien que n’appliquant pas ces demandes, ils n’en restent pas moins bouddhistes, musulmans ou chrétiens. De même au cours des âges et pour en revenir à l’Occident, l’homme chrétien générique, comme dirait Marx, a « lu » ces textes et a pourtant pratiqué la guerre et la torture tout en restant « chrétien ». Il ne faisait pas le lien entre la peine qu’il infligeait et la demande du Christ : pour lui, le bien de la société tel qu’il l’imaginait, et le salut de l’âme grâce à la souffrance du corps, l’emportaient sur la Parole. Devant le mystère de l’homme, nous n’avons qu’une partie de l’œil ouvert. Si, d’ailleurs, nous l’avions ouvert tout entier, ne serions-nous pas au terme de l’Histoire ?

Mais aujourd’hui, tout nous porte à penser qu’après vingt siècles d’incubation (ce qui n’est pas sans effet sur les autre traditions) un tournant doit être pris, du moins pour cette portion croissante de l’humanité qui prend conscience de ses droits, de sa dignité et des moyens que lui offre à son rang le progrès technique pour rendre ces biens accessibles à tous.

Dès le 18ème siècle d’ailleurs, les choses commencent à changer. La Révolution française diffuse dans toute l’Europe et au-delà, les idées d’égalité, de liberté et de fraternité ; mais c’est tout le drame : laissée à ses seules forces, coupée de ses sources chrétiennes, cette révolution ne pouvait guère produire que les contraires de ses idéaux et nous donner terreurs et guerres. Quoi qu’il en soit, beaucoup se mettent à penser qu’il est possible de passer de la monarchie avec ses Ordres figés et sa hiérarchie nobiliaire, à la république et à l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Puis, cinquante plus tard, qu’il est possible de passer du capitalisme au socialisme. De telle sorte que des millions de gens vont se mettre à militer en faveur d’un changement de société conçu avant tout comme le passage d’un système à un autre.

Or, il y a là un piège et la « mutance » aujourd’hui cherche à déjouer ce piège. En effet le passage de la monarchie à la république, et du capitalisme au socialisme ne suffit nullement pour abolit le clivage dominant-dominé. Ce clivage ne peut être vaincu que là où la mutance est vécue. Lorsqu’elle n’est pas vécue, les mécanismes de domination inhérents à tout regroupement humain restent en place et la dialectique immanente du maître et de l’esclave, intacte, prend des formes différentes plus subtiles et plus cruelles.

Lorsque le changement de système se réalise sans expérimentation préalable et sans préparation en profondeur dans les consciences, la « révolution » laisse de côté deux éléments majeurs nécessaires à l’atténuation du clivage dominant-dominé : l’esprit de pauvreté d’une part, l’esprit de coresponsabilité de l’autre.

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sur la mutance

Une définition de la mutance.