Intervention de Vincent Leclercq

A mi-parcours de la recherche (mai 2010), les participants se sont retrouvés pour une session, afin de mettre en commun ce qu’ils avaient déjà découvert, et se donner des forces pour continuer.

Nous avions demandé à deux théologiens de nous entretenir à partir de la question : « En quoi notre travail vous intéresse-t-il ? » Ci-dessous l’intervention d’Etienne Grieu, professeur au Centre Sèvres.

On peut lire l’intervention d’Etienne Grieu

Si je suis parmi vous, c’est parce que je suis théologien. Un théologien, c’est une personne qui s’intéresse à tout ce qu’on peut dire, penser, ou écrire au sujet de Dieu. Qui Il est mais aussi ce qu’Il fait dans nos vies, notamment à travers nos communautés, nos quartiers ou nos sociétés.

Nous n’avons jamais fini d’apprendre au contact de Dieu. Sur Jésus, par exemple, plus on le connait, plus on a en tête ce qu’il a dit, ce qu’il a fait pour les personnes qu’il a rencontrées sur son chemin, plus on découvre combien il est proche de nous. Mais ce qui a été a appris par le catéchisme, ce que nous en avons découvert dans la prière… n’est pas toujours suffisant pour exprimer à d’autres qui est Dieu pour nous. Et il nous faut sans cesse rechercher les mots justes, les images, les histoires pour raconter Dieu. Et pour nous redire comment il donne sens et lumière à nos vies. Nous sommes tous théologiens, même si certains sont un peu des « théologiens professionnels », dont le métier est d’enseigner, d’écrire ou de publier tout cela.

Si j’ai accepté d’accompagner vos groupes de parole, c’est parce que je suis convaincu que vous avez des choses à dire sur Dieu : des choses que personne avant vous n’a peut-être encore dites. Ou en tous les cas, des choses que personne n’a encore dit comme vous le dites. Vous être les seuls à pouvoir dire ce que vous avez compris de Dieu et de son amour. Vous êtes les témoins souvent très directs, de l’action de Dieu et de sa présence au milieu de nous : Dieu dans nos familles, Dieu dans nos histoires, Dieu au cœur de notre expérience humaine.

Puisque notre relation à Dieu est unique, la manière d’en parler sera aussi unique. D’autres n’auront pas la même expérience de vie, ils n’auront donc pas la même façon de le dire ou d’en rendre compte. Ainsi, il manquerait quelque chose au travail de théologien mais aussi à la connaissance que l’on peut avoir de Dieu en général, si nous ne prenions pas le temps d’écouter comment résonne la parole de Dieu en vous, ce qu’elle vous dit et ce qu’elle dit de votre vie, ce qu’elle produit dans votre vie.

Nous sommes très souvent tentés d’enfermer Dieu dans des étiquettes. La théologie est là pour nous ouvrir à d’autres horizons. Elle est là pour nous apprendre qu’un même Dieu est compris différemment selon les époques, selon les lieux, et les situations de vie de chacun. Tout simplement parce que les personnes et les sociétés sont différents : leurs joies, leurs peines, leurs défis, leurs espoirs sont différents. Leurs manières de dire la présence de Dieu au milieu de nous sont donc différentes. Et aucune ne peut être écartée, sinon il manquerait quelque chose au tableau, comme un puzzle auquel il manquerait quelques pièces qui empêcherait de contempler toute la beauté et l’unité du tableau.

Dieu se dit d’une manière nouvelle et différente mais dans une seule et même liberté que Dieu vous donne. Cette liberté (le salut, la guérison) que Dieu nous donne vient répondre à nos propres besoins de liberté, de dignité, de justice et de fraternité. Le théologien tente de mettre ainsi en relation nos besoins les plus profonds et ce qu’il y a de essentiel ou de plus important à dire ou à comprendre de Dieu, de son Esprit Saint qui travaille en chacun de nous, du Christ qui nous révèle le vrai visage du Père au cœur de nos vies.

Par exemple : si Dieu est Lumière dans nos vies, il peut aussi arriver qu’il soit la seule lumière notamment parce que nous vivons en même temps des événements très difficiles à vivre. C’est alors que cette lumière de Dieu sera très intense. De même si Dieu est liberté, il peut arriver que notre liberté qui nous vient de Dieu soit la seule vraie liberté de nos vies, tellement nous sommes écrasés par ailleurs (travail, chômage, maladie, deuils, difficultés et malheurs de toutes sortes…) alors cette liberté sera tellement intense qu’elle va devenir très visible et finalement tout irradier.

La théologie, particulièrement à travers certaines manières de la présenter (les théologies de la libération) peut choisir d’aller de l’histoire de nos vies à l’Ecriture et non pas dans le sens inverse : partir de l’Ecriture et chercher son application dans nos vies. Ceci consisterait par exemple à lire la Bible et à découvrir après coup comment cette histoire du salut de Dieu s’applique à nous. Non, la démarche des « groupes de recherche » est plutôt ici d’examiner nos vies pour voir comment ce salut est déjà exprimé par ce que les plus petits disent de notre monde. L’histoire de la Bible nous permet ensuite de rendre « audible » ce qui ne l’est pas immédiatement, ce que nous ne voulons pas entendre : à savoir le cri du pauvre.

Votre travail peut ainsi permettre aux nombreux lecteurs de la Bible de partir du point de vue de ceux qui luttent et de tous les exclus pour se mettre à mieux lire et à comprendre véritablement ce dont parle les Ecritures. Et de mieux comprendre des mots comme « salut », « guérison », « libération »… Tout ce que vous avez exprimé par cet échange qui a précédé mon intervention.

C’est dire que nous avons besoin de changer notre manière de lire l’Ecriture. Il s’agit d’une « conversion », d’un changement de cap, d’un tournant qui n’est pas seulement demandé à ceux qui éprouvent des difficultés dans leurs vies mais bien à tout le monde. Il y a quelque chose d’universel, de commun, un « trésor caché » à découvrir que Dieu a besoin du plus petit pour nous dire « qui Il est » et surtout « qui Il est pour chacun de nous ». On a parlé de « sainteté politique », c’est-à-dire d’une sainteté qui n’est pas seulement individuelle, mais d’une sainteté dans la manière dont les chrétiens envisagent leur engagement à vivre ensemble : plus attentifs et solidaires les uns les autres, plus attentifs aux richesses et aux difficultés de tous, à commencer par les plus petits…

Je termine avec la citation d’un jésuite américain qui fait partie des théologiens, s’intéressant à la manière dont la Parole de Dieu est lue et entendue par les plus petits d’entre nous :

« Puisque les pauvres sont plus proches de la situation de ceux qui ont écrit et reçu les Ecritures que de ceux qui sont confortablement installés dans leur vie, les pauvres ont un avantage pour comprendre le message des Ecritures. »

Il n’y a pas de vie spirituelle sans référence à la vie réelle, sans accueillir tout ce qui nous arrive de bon ou de plus douloureux. Il faut pouvoir en parler et confronter ce que nous vivons à notre propre manière de lire ou de comprendre les Ecritures. La Parole de Dieu est une parole de vie qui nous est adressée, et elle s’adresse à toute notre vie, pas seulement aux parties les plus présentables de nous-mêmes.

Les groupes de parole sont justement un lieu pour vérifier que l’Eglise n’a pas laissé de côté une certaine façon de recevoir la Parole de Dieu et plus exactement de vérifier que l’Eglise n’a pas écarté une partie importante de notre vie et de notre condition humaine dans sa manière de lire et de comprendre les Ecritures.

Est-ce que nous n’avons pas fait avec Dieu comme nous le faisons avec une personne que nous respectons mais à laquelle nous ne faisons pas vraiment confiance. Si nous parlons à une telle personne, dans la rue ou devant l’immeuble, et si elle nous demande des nouvelles de notre vie, de notre famille, et du travail, nous serons tentés de lui répondre poliment et le plus rapidement possible que tout va bien, mais finalement sans lui dire toutes les difficultés et les combats. On ne parle pas de soi de peur d’être jugés.

Avec l’Ecriture, ce doit être différent. Il existe un Dieu qui a pris la parole pour nous donner la parole. Pour que nous puissions prendre la parole sur toute notre vie sans rien oublier et surtout pas ce qui fait mal, ou ce qui nous blesse. C’est comme cela que Dieu nous fait grandir… A condition d’être ce que nous sommes dans ces « groupes de recherche », d’être écoutés, accompagnés, regardés et accueillis.

Vous faites une expérience qui intéresse le théologien car elle intéresse d’autres chrétiens, et même tous les chrétiens, l’expérience de Dieu, et d’un Dieu qui a justement beaucoup de choses à nous dire.