Intervention d’Etienne Grieu

 

 

A mi-parcours de la recherche (mai 2010), les participants se sont retrouvés pour une session, afin de mettre en commun ce qu’ils avaient déjà découvert, et se donner des forces pour continuer.

Nous avions demandé à deux théologiens de nous entretenir à partir de la question : « En quoi notre travail vous intéresse-t-il ? » Ci-dessous l’intervention d’Etienne Grieu, professeur au Centre Sèvres.

Lire l’intervention de Vincent Leclercq

Quand on assiste aux échanges que vous avez, on sent tout de suite qu’il s’agit de quelque chose de très grand prix ; par exemple l’échange de ce matin au sujet de la pierre d’angle et de la pierre rejetée par les bâtisseurs. Ce que je vous propose, c’est de chercher à dire de manière plus précise, plus détaillée, pourquoi le travail que vous avez entrepris est précieux. Pour cela, je vais avancer cinq idées.

Vous avez l’habitude de participer à un groupe de prière. Mais avec cette démarche que vous avez commencée, il y a quelque chose de plus.

– Vous vous arrêtez sur des mots ou des expressions qu’on emploie souvent, mais qu’on ne pense pas à déplier. Par ex : « Dieu » ; on en parle souvent, mais comment on se le représente, quels autres mots viennent avec lui, comment on pourrait le dessiner ? Ou bien « Royaume de Dieu », ou encore « Jésus ». Quand on commence à se poser ce genre de question, d’abord on s’aperçoit que ce n’est pas si facile que ça. En fait, c’est un travail de méditation, de réflexion : on s’arrête un peu sur un mot, une réalité, pour y être attentif, s’approcher d’elle, voir de plus près.

C’est ce que font les philosophes, mais aussi les sages ; ceux qui se posent des questions, qui s’arrêtent sur ce qu’on considère d’habitude comme quelque chose d’évident, qui va de soi. Or, quand on s’interroge, on s’aperçoit que, justement, ce n’est pas si facile.

Je crois que notre monde a besoin de philosophes et de sages ; sinon, on se met tous à parler à tort et à travers, mais finalement, on ne creuse aucune question ; et si un enfant se met à demander « mais c’est qui, Dieu ? » ou bien « c’est quoi le Royaume de Dieu » ? Eh bien il risque de n’y avoir personne qui puisse lui répondre.

– Mais votre travail ne s’arrête pas là. Il ne consiste pas seulement à s’interroger sur les mots qu’on emploie. Il va plus loin : vous vous interrogez aussi sur la manière dont Dieu, Jésus, le Royaume de Dieu sont présents pour vous, dans votre vie.

Voilà encore autre chose : vous échangez sur la manière dont Dieu est présent pour vous. C’est quelque chose de très précieux. Car si c’est vrai que Dieu vient nous visiter, si c’est vrai que Jésus Christ est présent dans notre histoire, on sait bien aussi que ce n’est pas facile de reconnaître leur passage. Il y a tellement de choses autres qui viennent aussi, chaque jour, nous toucher. Comment reconnaître que ça vient de Dieu ? C’est vraiment la question de tous les croyants. Et c’est justement parce que c’est difficile que ça vaut la peine de s’arrêter là-dessus. Thérèse d’Avila, une grande mystique, disait : c’est une première grâce que d’être visité par Dieu ; mais c’en est une deuxième que d’en prendre conscience ; et c’en est une troisième que de pouvoir en parler, le dire, et aussi, remercier Dieu.

Quand on a ainsi la chance de pouvoir reconnaître comment Dieu nous parle, nous rejoint, alors notre relation à Dieu change ; elle devient plus forte, plus solide. On peut davantage s’appuyer sur lui.

Et puis, en regardant comment Dieu, le Christ, l’Esprit sont présents dans votre vie, en vous exprimant là-dessus, il est possible que la vision de Dieu, de Jésus Christ, de l’Esprit devienne pour vous plus précise. Quand on a rencontré quelqu’un et qu’on n’en parle pas, ce quelqu’un risque de devenir flou dans nos souvenirs. Si on en parle, alors le visage de cette personne devient plus clair, plus précis, pour nous. Avec Dieu c’est pareil : quand on peut dire des choses sur sa présence, il devient vraiment quelqu’un pour nous ; quelqu’un avec des manières d’être, de faire, qui sont bien à lui. Et que l’on peut reconnaître ensuite plus facilement.

Et vous savez, ce que vous découvrirez en faisant ça, eh bien ça pourrait intéresser aussi d’autres croyants. Car les autres croyants n’ont pas la même expérience de Dieu que vous. C’est normal : chacun rencontre Dieu avec ce qu’il est, et donc, nous n’avons pas tout à fait la même expérience. C’est pour cela que c’est intéressant d’échanger : de s’intéresser aux découvertes que les autres ont faites au sujet de Dieu, à partir de leur propre expérience. En échangeant, nous découvrons des aspects de Dieu auxquels on n’avait même pas pensé. Et du coup, ce que disent les autres, ça rend attentif à ces aspects auxquels on n’avait pas pensé. Par exemple quelqu’un pourrait être sensible au Dieu qui est fort, qui est plus fort que la mort et la maladie ; un autre pourrait être sensible au Dieu qui, sans me guérir, était présent lorsque j’étais malade. Ce sont deux expériences de Dieu différentes, qui correspondent à deux aspects différents de Dieu. Et tous les deux sont très importants.

Il est possible qu’à cause de votre histoire, vous soyez particulièrement sensibles à certains traits du visage de Dieu. C’est tout à fait possible, parce que votre histoire n’est pas banale. Pas beaucoup de personnes sont passés par de grandes épreuves de précarité, d’insécurité, de séparations, de mépris, de courage, de lutte au jour le jour pour tenir bon, de joie des retrouvailles après des déchirures. Ce sont des expériences que beaucoup ignorent. Eh bien il est probable que passer par de telles expériences donne l’occasion de découvrir des réalités de Dieu, et ceux qui ne les ont pas vécues ne peuvent pas les voir.

Je pense que ça, c’est important aussi pour l’Eglise. L’Eglise a besoin sans cesse d’entendre à nouveau, comment la Bonne Nouvelle touche des hommes et des femmes concrets, dans leur vie. Comment Dieu les rejoint et fait route avec eux. Et plus l’humanité est menacée, plus elle a besoin d’entendre que la Bonne Nouvelle, c’est vrai : ça peut vraiment changer quelque chose dans notre vie. Certains, dans notre société vivent comme s’ils étaient au bord du gouffre : ils sentent autour d’eux, beaucoup de menaces : des dettes, des violences, des maladies, des injustices, des découragements. Ils ont besoin de savoir si c’est possible d’entendre une Bonne Nouvelle quand on vit comme ça. Alors, ceux qui ont fait l’expérience d’être rejoints par Dieu dans leur vie, c’est important qu’ils le disent. Qu’ils expliquent comment ça s’est passé pour eux ; comme ça, d’autres pourront en profiter aussi.

Et puis, ceux qui vivent de manière relativement tranquille, sans gros soucis qui planent sur leur tête, c’est important aussi qu’ils entendent ce que vivent d’autres, qui doivent chaque jour affronter des montagnes de problèmes. Parce que sinon, en menant une existence tranquille, ils risquent de ne jamais voir certains aspects de Dieu. Ils risquent par exemple d’oublier que Dieu est un Dieu qui sauve : si on se sent toujours à l’abri, loin du danger, on ne voit plus que Dieu sauve, qu’il est plus fort que la mort et tout ce qui détruit ou divise. De même, quand on n’a pas vécu de grosses déchirures, on voit moins bien l’importance du pardon, d’un Dieu qui pardonne. Je dis cela, mais je pourrais aussi dire : un Dieu qui tient bon, qui ne casse jamais les liens avec ceux qu’il aime ; un Dieu qui est lumineux, capable d’éclairer les pires obscurités ; un Dieu qui libère de ce qui empêche d’avancer, de toutes les entraves qu’on peut avoir ; un Dieu qui rouvre les chemins là où tout semble fermé, sans issu. Tout ce que je viens de dire, ce sont des exemples de découvertes possibles que vous êtes peut-être en train de faire. Je les ai cités, en effet, à partir d’échos que nous avons eu de vos rencontres. Mais il y en aura sans doute bien d’autres.

J’espère que votre travail pourra être entendu par des chrétiens et par des communautés chrétiennes ; parce qu’ils pourraient être encouragés dans leur foi, relancés dans leur foi. Car l’expérience d’une foi qui a été affronté aux questions les plus graves ramène à l’essentiel. L’Eglise a toujours besoin d’être ramenée à l’essentiel, sans quoi elle risque de s’endormir ou bien de partir dans le décor.

Si des communautés chrétiennes entendent ce que vous découvrez, alors, elles pourraient en être transformées. Même si c’est modeste. Même si ça demande du temps. Elles pourraient avoir davantage le désir de vivre quelque chose de régulier avec ceux qui sont dans la souffrance ou l’isolement, autour d’elles. J’espère que dans les années qui viennent, on va aller dans ce sens là. Que nous redécouvrions, dans l’Eglise de France, l’importance de la fraternité, l’importance de la solidarité : ne pas lâcher ceux qui sont dans la détresse, mais au contraire, s’approcher d’eux, faire route avec eux, vivre ensemble une histoire. J’espère beaucoup que ça va bouger dans l’Eglise de ce côté-là. Nous avons un rendez-vous qui pourra nous y aider, c’est le rassemblement de 2013 : Diaconia 2013, qui se tiendra à Lyon, et qui aura comme sous-titre : « servir la fraternité ». Je pense que ça peut être l’occasion pour l’Eglise de se décider à écouter davantage ceux que l’on n’entend presque jamais.

Et quand l’Eglise bouge dans ce sens là, si elle devient davantage fraternelle et solidaire, alors, ça sera aussi un signe pour la société. Quand les communautés chrétiennes sont fraternelles, elles deviennent elles-mêmes Bonne Nouvelle. Elles portent l’Evangile non pas comme un gros livre qu’on ouvre tous les dimanches, elles le portent dans leur chair ; dans leur manière d’être. Et ça, même si ça ne fait pas de bruit du tout, ça apporte de la lumière pour toute la ville, le quartier le village où se trouve la communauté. Alors, l’Eglise est vraiment l’Eglise du Christ, elle porte la Bonne Nouvelle pour tous.

C’est pour cela que le chemin que vous ouvrez en vous retrouvant régulièrement pour parler, échanger sur votre histoire, sur la Parole de Dieu, eh bien on compte dessus. Parce que ce que vous avez entrepris, c’est précieux, ça vaut très cher, je crois.